Après la fin du monde - deuxième partie. Chroniques de la dernière révolution, Antoni Casas Ros

Y est une prêtresse d'un nouveau genre, l'idéologue d'un nouvel ordre mondial, celui du chaos et du nihilisme. Son arme c'est la jeunesse, non pas par la manipulation qu'elle exerce sur elle (bien que !), mais par l'exhortation à la prise de conscience que le monde tel que nous le connaissons est un cadavre en putréfaction, rien de plus qu'une enveloppe vide. Y entraîne la jeunesse par le biais d'une organisation connue sous le nom de Flying Freedom à se retourner contre le monde qui l'a crée, ils sont maintenant des centaines à se jeter du haut d'un immeuble ou d'un avion, cela se passe à Paris, Londres ou encore New York. 
C'est ainsi que l'on entre dans le romans d'Antoni Casa Ros, par cette incroyable scène de saut dans le vide, qui nous est racontée par Lupa, une narratrice du réel d'un genre nouveau. Elle appartient à un mouvement qui s'appelle Chroniqueurs, une bande de jeunes gens envoyés dans le grand partout (pour reprendre Vollmann) afin de retranscrire les événements du monde, d'en écrire le compte rendu tout à fait subjectif et de le diffuser sur internet. Les chroniqueurs sont des journalistes d'un genre nouveau, acteurs tout autant que contemplateurs des événements qu'ils rapportent. Lupa et Ulysse seront nos guides tout au long du roman dans la chronique de ce monde en plein effondrement. 

La révolution est en marche

Comme je l'ai fait pour le roman de Xabi Molia, seul quelques aspects du roman me seront utiles. Ce papier n'est en aucun cas une recension qui aurait pour but de vous inciter à lire le roman, il va sans dire que puisque je le fait entrer dans mon champs d'étude c'est que sa lecture m'a enthousiasmé (même si parfois je ne sais pas très exactement pourquoi, je crois que je suis entré en résonance avec ce livre!!).
Le roman de Casas Ros est un roman d'anticipation, avec toutefois une divergence fondamentale dans le genre, c'est qu'il n'est pas la mise en scène d'un monde qui s'est effondré, ni un roman de l'après, il en est la chronique en train de se faire. En cela, il joue des codes de l'anticipation et de ses "topos", non pas pour leurs faire subir une quelconque transformation, mais il les prends pour les dynamiter et les retourner contre eux-mêmes. Fondamentalement, son roman n'est pas un roman de mœurs, mais une fable révolutionnaire. Le roman se met tout entier au service de la révolution qu'il est en train de décrire, c'est ce qui le rend si juste, et c'est aussi je crois pourquoi le lecteur se retrouve happé par tout cela, devenant tout à coup acteur de cette histoire. Chroniques de la dernière révolution est un roman tout en mouvements, tout entier tendu vers un avant qui s'ignore.
Casas Ros part du code et en accélère le mouvement jusqu'à la chute.
Il est fascinant de remarquer la façon dont il se sert des "topos" et des symptômes de notre monde pour alimenter sa chronique. Par exemple notre monde est aujourd'hui celui de la vitesse de l'information, du poids des réseaux sociaux, de ces téléphones et de ces tablettes qui ne sont presque plus que des outils à véhiculer de l'information. Casas Ros utilise ce symptôme, cette prégnance des outils technologiques pour en faire l'une des armes des Chroniqueurs, des membres de Flying freedon, bref des acteurs de cette révolution. La jeunesse du roman utilise ces outils qui sont fabriqués par le monde et son industrie afin de les détourner d'une certaine réalité, comme des armes pour se retourner contre l'ordre établi.
Casas Ros met l'accent et le "booster" sur la contemporanéité; on voit bien maintenant quel rôle la toile, les réseaux sociaux et les instruments modernes ont joué et jouent encore sur les révolutions dans le monde arabe. Il en va de même dans le roman, cette façon d’accélérer le mouvement du réel.

L'ordre du Chaos
"Ce monde va mal, mais va t-il assez mal ? (...) Assez de demi-solutions, assez des discours moralisateurs, assez des idéalistes qui veulent sauver le monde du chaos. La perversité humaine, la vanité, l’orgueil, l'argent, le pouvoir sont les vrais moteurs du monde. Une seule solution : la dernière révolution ! Le chaos !" (p154-155) 

Le but poursuivi dans le roman diffère du classique du genre, l'objet du livre n'est plus de nous faire voir quel pourrait être le nouvel ordre mondial comme c'est le cas chez Molia, Pollet-Villard ou encore Frioux, mais de tendre inexorablement vers le chaos, le délitement, la fin de tout.
Il y a quelque chose dans le roman, et cela tient beaucoup aux personnages et à leur symbolisme qui tient d'une certaine vision néo-romantique (cela n'est pas péjoratif, au contraire). 
Lupa, Ulysse, Valentina, mais aussi Bax et Baltam sont tous des personnages mouvants, certainement parce qu'ils ne savent pas très bien comment se situer dans ce monde bouleversé, ce monde aux contours flous. On sent bien que tous sont au bord du gouffre, du vide infini. ils sont tiraillés entre terreur et fascination devant le chaos (la peur de tomber dans l'infini pour l'infini).
Oui le roman est la mise en place progressive du chaos, il se ressent peu à peu , se diffuse dans les pages; il est une expression plutôt nihiliste du monde. Plus on avance dans la lecture et plus la texture se fait floue. L’enchaînement des chapitres et des sous chapitres fluctuent, comme crées par leurs propres intentions. Le texte devient un flux, au lecteur de retrouver qui parle, et finalement l'intérêt n'est plus de savoir qui parle, tant tous les personnages disent la même chose, poursuivent le même but : la dissolution dans le chaos. 
Le roman prend la forme d'une hallucination collective, même les lieux qui sont clairement établit au début du roman entrent en déliquescence. Les personnages habitent le monde devenu chaos comme des ectoplasmes hantent une maison. Deux lieux hallucinés emportent le morceau et deviennent les zones du nouveau monde l'un ouvert et l'autre en vase clos : l'ancien cinéma Rialto et le Mexique.
Deux lieux qui deviennent centraux, zones bolaniennes du chaos s'il en faut, mais toutefois protégées de la déliquescence du "monde  démocratique" (celui qui est en train de s'effondrer et qui est rapporté aux lecteur par le biais des chroniqueurs) des havres de libertés dans un monde devenu invivable.
En contrepoint à ces personnages qui semblent se fondre dans le chaos et à ce roman qui semble ne plus obéir qu'à ses propres règles et références, Casas Ros avec ses chroniqueurs continue de nous montrer la réalité du monde tangible, celui que le lecteur habite et qui est en train de s'effondrer. Dans ces parties là, on retrouve les actions des "jumpers" de Flying Freedom, l'influence de plus en plus croissante de Y. On se retrouve aussi un peu plus en terrain connu, dans une forme plus habituelle du roman d'anticipation. Le roman renoue avec ce à quoi on peut s'attendre, mais encore une fois pour nous emporter au bout de l'aventure révolutionnaire.

Dans Chroniques de la dernière révolution, Casas Ros bouscule l'agencement du monde, c'est ce qui donne au roman sa force hypnotique. Il fait de son livre une symphonie des corps. 
Je pense tout à coup à Laura Palmer qui dans Fire walk with me le film de David Lynch répond à son amie Donna qui lui demande : "Si tu tombais dans l'espace, crois-tu que tu irais en ralentissant ou de plus en plus vite ?"
Sa réponse est : "De plus en plus vite. Longtemps tu ne sentirais rien, puis tu prendrais feu. Pour toujours. Et les anges ne t'aideraient pas. Parce qu'ils sont tous partis."

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