Arbre de fumée

Arbre de fumée par Denis Johnson à paraitre en septembre chez Bourgois est traduit par Brice Matthieussent. Ce roman à reçu le National Book Award en 2007
Voici les premières lignes, j'ai à peine débuté la lecture, mais cet incipit semble annoncer un grand roman.


La nuit dernière à trois heures du matin le président Kennedy avait été assassiné. Le matelot Houston et les deux autres dormaient tandis que les premiers reportages faisaient le tour du monde. Il y avait sur l'île un petit boui-boui ouvert toute la nuit, un club déglingué doté de gros ventilateurs à pales fixés au plafond, d'un seul bar et d'un flipper; les deux marines qui tenaient ce club étaient venus les réveiller pour leur apprendre ce qui était arrivé au président. Les deux marines restèrent assis avec les trois matelots su les bat-flanc de la cabane en préfabriqué destinée aux simples soldats de passage, à regarder le climatiseur fuir dans une boite de café et à bore des bières. Toute la nuit, la radio des forces armées, installée à Subic bay, continua de diffuser des bulletins d'information sur ce meurtre incompréhensible.
C'était maintenant la fin de la matinée et le matelot breveté William Houton Jr sentait son ébriété se dissiper peu à peu tandis qu'il marchait dans la jungle de Grande Isand avec un fusil de calibre.22 qu'il venait d'emprunter. Le bruit courrait que des sangliers sauvages écumaient l'île et ce centre de repos de l'armée, qui était tout ce que Houston avait vu jusque-là des Philippines. Il ne savait pas quoi penser de ce pays. Il avait simplement envie de chasser un peu dans la jungle. Le bruit courrait qu'il y avait des sangliers sauvages dans le coin.
Il avançait avec prudence, en pensant aux serpents et en s'efforçant d'être silencieux, car il voulait entendre le sanglier avant que celui-ci ne chargeât. Il avait conscience de courir un risque terrible. De partout il lui arrivait les dix mille bruits de la jungle, ainsi que les cris des mouettes et la rumeur de l'océan; lorsqu'il restait parfaitement immobile pendant une minute, aux aguets, il entendait bientôt son pouls ricaner dans la chaleur de sa chair et la sueur ruisseler dans ses oreilles. S'il demeurait sans bouger quelques secondes de plus, les insectes volant le repéraient et vrombissaient autour de sa tête.
Il posa le fusil contre un bananier rabougri, retira son bandana, l'essora, s'essuya le visage et se tint un moment là, chassant les moustiques avec ce bout de tissu et en se grattant l'entrejambe d'un air absent. Tout près une mouette semblait se disputer avec elle même, en une série de glapissements aigus interrompus par des cris contradictoires plus sourds ressemblant à Huh ! Huh ! Huh ! Alors une forme qui se déplaçait d'un arbre à l'autre attira l'attention du matelot Houston.
Il garda les yeux rivés à l'endroit où il l'avait vue parmi les branches d'un hévéa et tendit la main vers le fusil sans modifier la direction de son regard. La chose bougeât encore. Il comprit qu'il s'agissait d'une sorte de singe, pas beaucoup plus gros qu'un chihuahua. Pas vraiment un sanglier sauvage, mais la bestiole s'offrait à l'examen humain, accrochait de la main gauche et des deux pieds au tronc de l'arbre et arrachant la mince écorce avec une hâte fébrile et exaspérée. Le matelot Houston pris le mince dos du singe dans la ligne de mire. Sans bien réfléchir à ce qu'il faisait , il appuya sur la détente.
Le singe s'aplatit contre l'arbre, il écarta bras et jambes avec enthousiasme, puis, passant les mains derrière lui comme pour se gratter le dos, il dégringola par terre. Terrifié, le matelot Houston assista aux convulsions de l'animal. S'appuyant sur un bras, le singe se hissa au dessus du sol pour s'adosser au tronc d'arbre et écarta les jambes devant lui, comme quelqu'un qui se repose après un labeur épuisant.
Le matelot Houston s'obligea à avancer de quelques pas et à une distance de trois ou quatre mètres seulement, il constata que la fourrure du singe était très brillante, qu'elle paraissait teinté au henné parmi les ombres et en blond dans la lumière, tandis que les feuilles remuaient doucement au-dessus de lui. l'animal regardait à gauche et à droite, sa respiration était haletante et profonde, à chaque inspiration son ventre se gonflait énormément, comme un ballon. La balle l'avait touché assez bas, elle était ressortie par l'abdomen.
Le matelot Houston sentit son propre ventre se déchirer. " Seigneur Dieu!" cria-t-il au singe, comme si cette exclamation avait pu améliorer l'état à la fois déplorable et gênant de l'animal blessé. Il cru que sa tête allait exploser, si le soleil presque au zénith continuait d'embraser la jungle autour de lui, si les mouettes continuaient de crier, si le singe continuait d'examiner les alentours avec attention, en remuant la tête et ses yeux noirs de gauche et de droite, tel un témoin qui aurait suivi le déroulement d'une espèce de conversation, d'une sorte de débat ou de combat que la jungle - cette matinée - cet instant précis - menait. Le matelot Houston marcha jusqu'au singe, posa le fusil à coté de lui et souleva l'animal entre ses mains, tenant ses fesses dans l'une, sa tête dans l'autre. D'abord fasciné, puis horrifié, il s'aperçut que le singe pleurait. Sa respiration était hachée de sanglot, des larmes coulaient de ses yeux à chaque battements de paupières. Il regardait ça et là, apparemment guère plus intéressé par cet homme que par tout ce qu'il pouvait voir autour de lui. "Hé ", dit Houston, mais le singe ne parut pas l'entendre.
Alors qu'il le tenait dans ses mains, le cœur du singe s'arrêta. Houston secoua son menu fardeau en sachant très bien que c'était inutile. Il eut le sentiment que tout était de sa faute et, parce que personne ne pouvait le voir, il se laissa aller à pleurer comme un enfant. Il avait dix-huit ans.
...



Commentaires

  1. Merci pour l'avant-première ; ça promet !

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  2. Je l'ai aussi sous le coude... mais, mazette, encore un roman très volumineux. Ca va en faire un paquet tout de même pour septembre ! Un gros paquet, et mon été est déjà bien rempli...
    Enfin, ce livre de Johnson a l'air tout à fait bien.

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  3. Slurp, va falloir commencer à économiser avec tout ce qui s'annonce. Merci de donner l'eau à la bouche comme ça.

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  4. J'ai lu tous les livres de Denis Johnson en français grâce au formidable et pour tout dire,splendide,splendide travail de traduction de Brice Matthieussent (J'avais commencé par Déjà mort,qui est à mes yeux un chef d'oeuvre).Bon,je ne sais pas si je vais résister jusqu'à septembre mais c'est un des rares traducteurs français à qui je fais encore totalement confiance (Avec F.Michalski et les époux Bondil).

    http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=6

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  5. quelqu'un a essayé de compter combien de pages représentent, mis bout à bout, les livres de Pynchon, Johnson, Enard ?

    En tout cas, ça donne (encore) envie ce billet.

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